Crise économique Covid19 et résilience des entreprises : introduction à la théorie de l’Intermittence

Risque d'intermittence : rupture ou continuité ?

  1. Trois tendances long terme majeures

Lors des projets d’accompagnement stratégique que je mène avec des entreprises françaises, la question des tendances long terme se pose régulièrement dans le cadre de l’analyse de l’environnement marché. Lors d’une mission récente, l’entreprise cliente a d’elle-même proposé que nous nous référions aux travaux récents de Bpifrance Le Lab comme support aux réflexions des tendances long terme ; et il est vrai que Le Lab 1 avait fait, comme très souvent, un travail très intéressant.

Bpifrance Le Lab liste et approfondit 8 « tendances majeures qui vont transformer l’économie », plus ou moins accélérées par la crise Covid19 (par ordre d’accélération par la crise) : Digitalisation à pas forcés ; Respect du climat et de l’environnement ; Nouvelle relation à l’espace ; Flexibilité et résilience ; Quête de sens ; Sécurité sanitaire et santé ; Autonomie et Souveraineté ; Nouveaux modes coopératifs et solidaires. Parmi ces tendances, apparaît bien entendu ce qui a rapport avec le « télétravail », en particulier dans les tendances « Digitalisation à pas forcés » et « Nouvelle relation à l’espace ».

Néanmoins, en continuant à y réfléchir et y travailler au-delà de cette mission client, il m’a semblé qu’il y avait 3 tendances long terme majeures, en partie capturées par l’étude Bpifrance, mais sur lesquelles nous pouvions insister plus particulièrement. Il s’agit notamment, par ordre chronologique d’apparition et amplification des tendances :

  1. La personnalisation et l’individualisation
  2. L’omnicanal et le « phygital »
  3. L’intermittence
  1. Personnalisation et individualisation

Dans la sphère BtoC 2 de nos économies, la personnalisation & l’individualisation sont déjà très présentes : de la possibilité de personnaliser et d’individualiser sa cuisine grâce aux outils logiciels, à la démultiplication des couleurs pour des pièces de décoration de la maison, aux recommandations personnalisées sur les plateformes (Netflix pour les productions audio-visuelles, Amazon pour les livres, Spotify pour la musique, etc…).

Cette tendance clé a commencé à s’étendre dans les sphères « publiques de l’économie », par exemple dans certains dispositifs publics en France. Ainsi le CPF (Compte Personnel de Formation) 3 peut être vu comme une personnalisation dans le droit social français. Cette tendance pourrait déboucher, à terme, vers une situation où, schématiquement, le droit social français n’a plus l’entreprise comme point de référence dans la relation entreprise-travailleur (l’entreprise étant le centre, et les travailleurs une sorte de flux autour de cette entreprise), mais au contraire le travailleur comme point de référence dans cette relation (le travailleur devient le centre, et les entreprises et autres expériences – ce y compris les formations – un flux autour du travailleur).

En allant encore plus loin dans cet exercice de prospective, nous pourrions par exemple imaginer 4 des entreprises qui coacheraient des « écuries de travailleurs », en particulier dans la construction de leur parcours de carrière, et ce y compris les compléments de formation, comme cela se fait dans le sport (les agents), la musique (les managers) ou le cinéma (les agents). Elles proposeraient leurs « poulains » à des entreprises qu’elles contacteraient, plutôt que de rechercher les besoins des entreprises puis de leur promettre de trouver « le bon candidat » (inversion du Push et du Pull dans la relation entreprise-travailleur ; création d’une relation « travailleur-centric », tout comme les entreprises sont poussées à développer une approche « client-centric » ou « consumer-centric »).

Dans la sphère BtoB 5, cette tendance devrait également prendre de l’ampleur : les entreprises BtoB ont dû traditionnellement arbitrer entre des approches industrialisées & standardisées (avec des offres de Produits / Services « sur l’étagère ») d’une part, ou des approches sur-mesure (et notamment des offres « Projet ») d’autre part. L’enjeu de cette tendance va être de permettre aux entreprises BtoB de proposer des offres avec une partie importante de sur-mesure, mais avec un système de Production & Delivery industrialisé, pour permettre notamment des volumes significatifs, des coûts compétitifs, et des process qualité adéquats. Les nouvelles technologies, notamment celles liées à l’Industrie du Futur (ex : impression 3D), semblent permettre l’amplification de cette tendance.

  1. Omnicanal et Phygital

Dans la sphère BtoC de nos économies, l’Omnicanal / le Phygital est une tendance qui existe depuis plusieurs années (en particulier pour des Produits non-frais : vêtements, livres, électroménager…), et qui a continué à prendre de l’ampleur pendant la crise, les restaurants et traiteurs eux-mêmes étant amenés à se convertir à cette tendance du click&collect. L’on peut imaginer que cette tendance va s’étendre à l’intégralité de la sphère BtoC, y compris pour des achats « conséquents », les vendeurs de voiture commençant eux aussi à adopter cette approche par exemple, emboitant le pas aux banques qui proposent l’obtention d’un crédit à la fois en ligne et en agence. Il est important de noter que l’Omnicanal n’est pas la création de nouveaux canaux de distribution ou de parcours d’achat disjoints et séparés, mais bien l’amplification d’un système de « redondance » : un client / utilisateur peut passer par n’importe lequel de ces canaux, y compris de façon « désordonnée », avec passerelles entre les canaux, etc… La difficulté de la tendance de l’Omnicanal est justement celle de la difficulté de lisibilité du parcours client, et donc la difficulté à mesurer et prévoir, et donc in fine la difficulté de planification des ressources pour l’entreprise.

Dans la sphère « publique » de l’économie, il me semble que le terme de « télétravail », c’est-à-dire de travail à distance, ne rend pas complètement compte de la tendance qui a explosé pendant la crise Covid, et qui a de grandes chances de continuer à s’amplifier désormais. En effet, il ne s’agit pas tant d’une tendance « multicanale » avec l’ajout d’un nouveau canal de travail (le bureau in situ / le travail à distance en télétravail), mais plutôt d’une approche omnicanale du travail et du bureau, comme le reflète le développement des « Flex Offices » et autres espaces de travail partagé, ces bureaux prévus pour accueillir des travailleurs sans emploi du temps ni postes de travail fixes. Parfois au bureau, parfois à distance, de façon mixte, et non planifiée longtemps à l’avance. L’enjeu étant bien entendu la coordination et le partage d’information quant à l’occupation des bureaux, et gérer la sur-utilisation comme la sous-utilisation de ceux-ci. Encore une fois, la difficulté principale pour l’entreprise est la planification et la coordination des moyens (ici notamment la capacité des bureaux).

Enfin dans la sphère BtoB, des mouvements similaires ont déjà débuté, qui permettent à la fois d’avancer dans le tunnel d’acquisition par des expériences utilisateurs et de la collecte d’information en ligne, et de finaliser les étapes d’achat ou de Production in situ (ex : les configurateurs & deviseurs de matériels pour les professionnels des Travaux & BTP). Cette tendance pourrait s’amplifier et s’étendre à l’ensemble de la sphère BtoB, en particulier avec la convergence Services – Produits et un ensemble de « prestations outillées », y compris dans les prestations intellectuelles (et un mouvement généralisé de « SaaSisation » de briques de prestations).

  1. Intermittence

Autant les 2 tendances précédentes sont déjà bien installées et devraient continuer à prendre de l’ampleur et se propager à l’ensemble des sphères économiques, autant cette 3ème tendance ne semble pas visible pour tous, et sa probabilité de matérialisation en tant que tendance structurante long terme est probablement plus discutable, par nature.

Néanmoins, il semble que du fait du risque de pandémies ou autres événements « brutaux » et d’ampleur globale (risque réactualisé par la crise Covid19), ce sont les perturbations de la dimension spatiale qui ont attiré l’attention des analyses et commentaires : « télétravail » (travail à distance), « nouvelle relation à l’espace » (selon l’étude Bpifrance Le Lab), limitation des déplacements physiques de personnes et confinements de personnes (« lock-down »), fermetures de frontières, etc… Néanmoins, les produits ont continué à se « déplacer » (cf polémiques sur Amazon), et les limitations des déplacements n’ont pour origine que la sphère « réglementaire » car il ne s’agissait pas de la résultante d’une « force économique » (au sens des 5 forces de Porter).

Ce qui semble avoir été réellement percuté par cette crise Covid19 est plutôt la dimension temporelle, ce qui a été notamment mis en lumière par la découverte du mode « stop & go » proposé par les gouvernements en tant que réponse à la situation : une alternance de périodes très disjointes, en termes de droits bien sûr, mais aussi en termes de caractéristiques économiques et physiques. Si l’on peut penser, ou espérer, que la crise Covid19 soit réellement temporaire et peut-être bientôt derrière nous, il existe des voix qui prédisent d’autres pandémies dans les années à venir, voire d’autres phénomènes qui auraient pour conséquences possibles ce recours au mode « stop & go ».

Il est donc possible, bien que plus incertain, qu’il s’agisse d’une véritable tendance long terme, et que cette révolution de la discontinuité du temps, alors que nous étions habitués à un temps continu et uniforme, impacte très significativement les sphères économiques et nos modèles d’analyse. En élargissant cette tendance au-delà des sujets sanitaires, cette discontinuité temporelle peut être reliée à un phénomène plus large d’Intermittence : une alternance de périodes discontinues, avec des phénomènes de ruptures entre les périodes de temps successives.

C’est ce sujet et cette possible tendance structurante de « risque d’Intermittence » pour le monde économique et des entreprises que ce papier va désormais approfondir : caractéristiques, implications, mitigations, etc…

Cette discussion autour du concept d’Intermittence nous amènera également à tenter de mieux caractériser un terme qui a été beaucoup utilisé récemment, mais qui n’a pas fait l’objet de définition ni caractérisation précises : la Résilience d’une entreprise.

  1. Intermittence et Résilience
  1. Matérialisation du risque d’Intermittence

Si l’on considère l’Intermittence comme l’ensemble de phénomènes de discontinuité temporelle avec rupture significatifs, la Résilience peut être caractérisée comme la capacité à « survivre » à cette intermittence, à passer « de l’autre côté » de cette discontinuité brutale.

Pour une entreprise, on peut considérer que la rupture discontinue peut frapper principalement à 3 endroits, que sont les 3 fonctions primaires de l’entreprise : les Ventes, la Production, la Gestion 6.

  • Les Ventes :  la discontinuité intermittente implique un « effondrement » – relativement aux enjeux de l’entreprise – des Ventes, soit par « disparition » de la demande clients, soit par incapacité de l’entreprise à aller proposer son Offre aux clients. Le premier cas est celui auquel l’on pense le plus spontanément, et est probablement le plus fréquent. Par exemple avec la crise Covid19, les clients touristes étrangers ont globalement « disparu brutalement » aux yeux des entreprises françaises. Mais le second cas existe aussi ; c’est notamment le cas si le mode de Vente implique des déplacements physiques (par exemple pour des démonstrations), et que ceux-ci ne sont plus possibles. Mais cela peut aussi survenir si le canal de distribution subit lui-même une intermittence « grave » – par exemple si l’entreprise est dépendante d’un ensemble de « petits commerces » distributeurs, qui sont eux-mêmes fermés brutalement. Le paradoxe de ce second cas de figure est que cet événement survient alors que le marché client se maintient et que la demande est toujours présente ; mais l’entreprise n’est ici plus en capacité de distribuer son offre.
  • La Production : la discontinuité intermittente implique un « effondrement » – relativement aux enjeux de l’entreprise – des capacités de Production, à n’importe quel maillon clé de la chaîne de valeur de la Production : Achats & Approvisionnement, Production de l’Offre (y compris avec des discontinuités sur les « machines de production », par exemple s’il y a une intermittence significative dans les ressources d’énergie nécessaires ; ou RH, par exemple si des membres de l’équipe indispensables à la Production ne peuvent plus se déplacer), Logistique de distribution, etc…
  • La Gestion : la discontinuité intermittente implique ici un « effondrement » – relativement aux enjeux de l’entreprise – impactant la Gestion financière et le Modèle économique, notamment concernant le point clé de la liquidité (le « cash »). C’est le cas par exemple lorsqu’une entreprise est dépendante d’un gros client qui continue à acheter mais décale soudainement ses paiements, et donc les « encaissements cash » de l’entreprise.

Ces ruptures discontinues, qui peuvent frapper l’entreprise à l’un (ou plusieurs) de ces 3 points « névralgiques », se distinguent bien entendu par leur durée également : la discontinuité est plus ou moins longue, ce qui caractérise celle-ci différemment.

Schématiquement, l’on peut donc distinguer la matérialisation du risque d’Intermittence (en tant que discontinuité brutale) pour une entreprise de la façon suivante :

Bien entendu, il faut notamment distinguer la baisse plus ou moins lente d’un marché d’une part, de la rupture brutale dont nous parlons ici concernant le risque d’Intermittence d’autre part. 

De même, le risque d’Intermittence est à distinguer de la question de la pertinence du positionnement stratégique dans un marché. Par exemple, Airbus et Boeing ont sans nul doute démontré un positionnement stratégique très fort sur leur marché ; mais cela ne les a pas empêchés d’être brutalement percuté par la rupture de marché provoquée par la gestion de la crise Covid19 par les gouvernements.

Enfin, il faut bien distinguer le potentiel de Résilience d’une part, de la récurrence (économique) d’autre part. Comme le souligne Nassim Taleb, l’allégorie de la dinde (qui est nourrie pendant 100 jours avant d’être mangée elle-même à Thanksgiving) nous rappelle que la récurrence économique (par exemple des cash flows d’une entreprise) en période « continue » ne dit pas grand-chose de sa capacité à « traverser la discontinuité temporelle » qu’est la matérialisation de l’Intermittence.

  1. Risque d’Intermittence et Potentiel de Résilience

Lorsque la crise subséquente à la gestion de la crise Covid19 a frappé les entreprises françaises, l’on a pu constater des réactions d’adaptation « saines » au sein de nombreuses entreprises, et qui étaient de nature à favoriser la capacité à « traverser cette crise ». Parmi celles-ci (liste non-exhaustive) :

  • Accumuler des réserves de liquidité : en travaillant la gestion du cash, en contractant les fameux prêts PGE, etc…
  • Gérer le portefeuille clients : discours relationnels et négociations partenariales, diversification quand possible, etc…
  • Gérer les équipes et leur mobilisation : discours de réassurance, réorganisation des équipes quand possible – dont le fameux « télétravail » -, etc…
  • Ajustement (partiel) du modèle d’affaires : ajout « redondant » de canaux de distribution (ex : click & collect), etc…
  • Ajustement (partiel) du positionnement stratégique : passage de restaurant « présentiel » à cuisine « à emporter », etc…

Ainsi, il apparaît que les entreprises qui se sont le mieux adaptées à cette crise brutale ont pu compter sur 2 capacités fondamentales : la capacité de « Stockage » (c’est-à-dire, de façon plus générale, la capacité à « Reporter dans le temps » des éléments économiques clés) ; et la capacité à la « Plasticité » / Reconfiguration de l’organisation.

Si nous devions le schématiser, le potentiel de Résilience d’une entreprise serait donc une fonction de cette nature :

Potentiel de Résilience = f (capacité de Stockage / Report, capacité à la Plasticité / Reconfiguration)

La capacité à la Plasticité / Reconfiguration 7 est à comprendre au sens où la pâte à modeler est plastique : à part la destruction par le feu, ou la sécheresse par l’inactivité à l’air libre, la pâte à modeler n’est pas endommagée ni détruite par les « chocs », au contraire elle « accepte » d’être manipulée et remodelée 8 , et n’est pas détériorée par cet usage. A noter que l’on parle également de la plasticité du cerveau humain, car son réseau de neurones est reconfigurable.

  • La Direction & la Stratégie : capacité au repositionnement stratégique dans un environnement significativement transformé ou perturbé. Par exemple, pour les restaurants français, certains dirigeants ont réagi comme si le « scénario central » était une fermeture de 1 an, et non de 8 semaines. Ils ont alors transformé leur positionnement de « restauration à table » en « cuisine à emporter ». Pour ce faire, ils ont ajusté leur carte, leurs équipes et modes de commandes, etc… Vraisemblablement, ceux-ci traverseront mieux la crise que bon nombre de leurs confrères. La capacité de la direction à réagir « aux chocs » est évidemment déterminante. Cette capacité d’adaptation des dirigeants rejoint bien entendu la « théorie de l’effectuation » : la capacité d’un dirigeant à « partir de ce qu’il a réellement » plutôt que de chercher à obtenir d’autres ressources qu’il jugerait nécessaires, mais qu’il n’a pas à l’instant présent.
  • L’Organisation des équipes & le Modèle opérationnel : une des leçons de la gestion de la crise du Covid19 en France, il me semble, est de voir à quel point ce levier de reconfiguration organisationnelle a été parmi les moins actionnés. Et cela doit nous faire réfléchir. En effet, combien d’entreprises ont été capables de réallouer le temps et les efforts de leurs équipes sur d’autres fonctions devenues plus prioritaires dans ce contexte de crise ? Par exemple, combien d’entreprises ont réussi à mobiliser leurs équipes de Production pour aider à la gestion du Cash, ou à l’effort de Vente ? Apparemment très peu… Il semblerait que très majoritairement, au-delà du recours au « télétravail » et aux « dispositifs d’engagement » des équipes, les entreprises françaises ont majoritairement utilisé les 3 leviers suivants : 1- utiliser le dispositif de chômage partiel ; 2- ne rien changer et « attendre » ; 3- licencier (et équivalents). C’est essentiellement au sein des TPE et chez les travailleurs indépendants, qui ont structurellement des équipes plus habituées (par nécessité) à être « multi-casquettes », que l’on a vu des réallocations des efforts et du temps de travail, au-delà des fonctions « officielles » de chacun.
  • Le Modèle économique : par exemple, la capacité de l’entreprise à reconfigurer favorablement le modèle d’encaissements et de décaissements « cash », en particulier pour faire face à une situation tendue, est évidemment déterminante ; y compris en acceptant de détériorer facialement des agrégats ou ratios comptables le cas échéant. C’est le cas d’entreprises qui ont pu décomposer leurs facturations et encaissements clients en cycles plus courts, pour accélérer les encaissements cash (quitte à accepter des discounts sur les prix de vente). Par exemple, les sociétés de prestation de service à jalons de projet ont généralement cette possibilité. Ou en miroir, les entreprises qui ont pu modifier leurs décaissements liés à certains fournisseurs. Par exemple, des industriels qui ont cessé de faire de « grosses commandes achats » qui permettaient d’afficher un coût d’achat unitaire plus faible mais avec des gros décaissements cash et une contrainte de stockage, pour rebasculer sur des plus petits « batch » d’achats, avec des décaissements cash plus faibles, quitte à devoir faire des réapprovisionnements plus fréquents dans le temps.

La capacité de Stockage / Report est à comprendre de façon « physique » certes, mais également « temporelle » 9 :

  • Demande clients & Delivery des offres : par exemple, les entreprises qui ont la capacité de contractualiser une vente avec un client « en avance », c’est-à-dire tout en ayant la possibilité de délivrer l’offre plus tard, et de la décaler dans le temps le cas échéant. C’est par exemple le cas de sociétés BtoB offrant des prestations de communication digitale (ex : sites web), qui peuvent vendre cette prestation à une entreprise cliente, puis qui ont la possibilité de proposer de décaler la « livraison », en fonction de la matérialisation du risque d’intermittence (et plus ou moins avec accord du client…). A contrario, ce n’est pas du tout le cas pour un restaurant : si le client veut manger un jour J, le restaurant ne peut pas lui proposer de répondre à sa demande plus tard et de reporter de quelques jours la date de « livraison de l’offre ». Ainsi, cette « incapacité de Report » impacte très négativement certains types de sociétés, en particulier celles soumises à une très forte saisonnalité de la demande (ex : jouets pour Noël).
  • Production des offres : par exemple, les sociétés qui peuvent stocker les « offres produites » (ou dans une moindre mesure des éléments clés nécessaires à la production de l’offre), pour anticiper des demandes futures des clients, tout en s’assurant en partie contre une possible « rupture de Production » au moment où la demande client se matérialiserait. C’est par exemple le cas des fabricants de réveils : ils ont ainsi la possibilité de produire en avance, de stocker leur production, puis de les livrer à leurs clients en fonction de la temporalité des demandes clients (modulo 2 « bémols » : l’hypothèse que l’effet « mode » impacte peu la conception et le design des réveils ; l’hypothèse que la matérialisation du risque d’intermittence n’annihile pas ici les capacités de logistique pour la livraison des réveils aux clients). A contrario, un médecin généraliste qui travaille par consultations ne peut pas « produire » ces consultations à l’avance et les « stocker » 10.
  • Ressources financières & liquidités : ici, il s’agit de la capacité de l’entreprise, du fait de son modèle économique et de sa stratégie financière, à constituer des « stocks de liquidité » significatifs (notamment eu égard à son « cash burn », comme demandé aux startups). Par exemple, une société rentable et au modèle économique solide, qui transforme « rapidement » ses marges comptables en cash et liquidité, et avec une politique de financement également pertinente (et ce y compris concernant ses emprunts bancaires), peut accumuler au fil du temps des réserves de liquidité lui permettant de faire face à un « long trou d’air » en cas de matérialisation du risque d’intermittence. A contrario, certaines startups non-rentables et avec une génération de trésorerie mensuelle significativement négative (cash-burn avant apports de financements) pourraient avoir du mal à convaincre des partenaires pour de nouvelles aides de financement, en particulier dans un moment macroéconomique très défavorable (comme ce fut le cas pendant le « 1er confinement »).

L’on peut donc qualifier le Potentiel de Résilience d’une entreprise de la sorte :

  1. Qualification du risque d’Intermittence pour une entreprise

Bien entendu, une des premières questions que l’on peut se poser est celle de l’origine de l’Intermittence : quels sont les facteurs d’Intermittence, c’est-à-dire, de quelle nature sont les phénomènes provoquant une rupture brutale et significative d’une composante clé d’un marché ?

Comme l’a amplement expliqué Nassim Taleb (et oui, encore lui !), certains chocs brutaux dans un marché sont prévisibles, bien que parfois non suffisamment anticipés et analysés, mais d’autres ne le sont pas (les fameux « Cygnes Noirs »). Par conséquent, nous pouvons nous poser la question de l’origine du risque d’Intermittence, mais gardons à l’esprit que nous ne pourrons jamais être exhaustifs ni tout prévoir.

Parmi les facteurs d’Intermittence que nous pouvons considérer comme suffisamment répandus et significatifs, nous pouvons notamment citer les catégories suivantes :

  • La réglementation. Par exemple, une part majeure du choc économique des entreprises françaises pendant ce que l’on appelle « la crise Covid19 » ne provient pas de l’épidémie elle-même, mais de la réaction réglementaire du gouvernement français (et assimilés). L’on peut d’ailleurs rappeler que « l’environnement juridique des affaires » est un des principaux déterminants dans l’évaluation globale par une banque du risque de crédit (en particulier pour qualifier la capacité de « récupération » post-défaut par la banque). Il faut comprendre ce critère de façon suffisamment large, en tenant compte notamment de la volatilité réglementaire, au-delà des contenus réglementaires eux-mêmes.
  • Les risques micro- & macro- économiques. Par exemple, ‘effondrement brutal d’un marché à cause de phénomènes « d’éclatement de bulles » et/ou d’effets de propagation-amplification due à l’interdépendance et l’interconnexion des systèmes économiques. Cela vaut pour le monde microéconomique, mais c’est bien entendu encore plus « spectaculaire » dans la sphère macroéconomique. Par exemple, une partie de la crise financière de 2008 est due à un effet de propagation-amplification au sein du système bancaire mondial, dont le point de départ est en partie « l’éclatement d’une bulle » sur un segment du marché immobilier américain, aggravé par des mécanismes amplificateurs.
  • Les risques liés aux expositions aux infrastructures et « catastrophes naturelles ». Par exemple, une entreprise agricole inscrite dans un modèle d’agriculture raisonnée et en « circuits courts » 11 est moins exposée au risque de cyber-attaques sur l’infrastructure de réseau internet qu’une entreprise composée de plusieurs travailleurs en informatique répartis géographiquement de façon diversifiée. A contrario, si cette même exploitation agricole est sur une zone à risque sismique ou inondable, elle est plus exposée au risque « naturel » que cette entreprise informatique-là qui a des travailleurs répartis géographiquement et qui travaillent de façon « nomade » (uniquement avec un ordinateur, un téléphone, et les réseaux web, telecom et électrique).
  • Les risques liés au facteur humain et biologique. Par exemple, lorsqu’une entreprise a une offre qui répond à une demande client très éloignée d’un besoin « biologique » ou « fondamental ». Cette demande client risque d’avoir plus facilement un comportement de « bulle qui éclate », comme ça peut être le cas avec les modes qui « s’arrêtent du jour au lendemain ». A contrario, les demandes liées à la « biologie », plus décorrélées des cycles socio-économiques, sont a priori moins soumis au risque d’intermittence. C’est le cas par exemple pour les coiffeurs, dentistes, vétérinaires, etc… L’on pourra noter que cette différenciation des « besoins humains » rejoint en partie certaines théories socio-psychologiques, dont celle de la Pyramide Maslow par exemple ; ou même la position du gouvernement français lors de la « crise Covid19 » qui a essayé d’établir des distinctions entre des activités « essentielles et non-essentielles »… 12

Ainsi, nous pouvons par exemple qualifier le risque d’intermittence pour une entreprise grâce à la grille d’analyse suivante :

  1. Recommandations pour tenir compte du risque d’Intermittence et/ou améliorer son potentiel de Résilience

Bien entendu, le propos de cet article n’est pas de prétendre que nous avons la capacité d’éviter toutes les matérialisations potentielles du risque d’Intermittence. Au contraire. L’on doit donc travailler à diminuer l’impact de ce risque majeur. Cette prise en compte est bien entendu prioritaire pour les entreprises elles-mêmes d’une part, mais également pour les « accompagnateurs » des entreprises (pouvoirs publics, banques, assureurs, fonds d’investissement…) d’autre part.

Lorsqu’il s’agit d’une entreprise, les principales actions pour limiter l’impact du risque d’Intermittence découlent de l’exposé fait dans cet article ; à savoir :

  1. Réduire son exposition aux risques d’Intermittence : par exemple, concevoir des Offres à cycle économique court (conception, vente, production, livraisons entrantes / sortantes, encaissement) permet partiellement de réduire l’exposition au risque d’Intermittence. Ainsi, la performance du modèle de l’entreprise des magasins ZARA repose en partie sur le choix du renouvellement très fréquent (plusieurs fois par an versus quelques fois par an traditionnellement) des « collections de vêtement ». Ce choix de cycle court permet, entre autres, une meilleure performance face à l’une des variables déterminantes du métier de ZARA : la quantité de stocks invendus versus la fluctuation parfois « brutale » de la mode et de la demande clients.
  2. Améliorer son potentiel de Résilience via ses capacités de Stockage / Report : par exemple (et peut-être avant tout…), accélérer le cycle de cash, en particulier en revoyant la conception des offres et du modèle économique d’encaissement. Ainsi, un modèle à abonnement mensuel n’a pas la même performance à cet égard qu’un modèle à abonnement annuel, ou qu’un modèle de paiement « à l’achèvement ».
  3. Améliorer son potentiel de Résilience via ses capacités de Plasticité / Reconfiguration : par exemple, développer des dispositifs de redondance organisationnelle, en particulier en lien avec le caractère « multi-casquette » des équipes (qui, certes, s’oppose en partie à la théorie historique de l’efficience par la spécialisation…). Aussi, distinguer 2 modèles opérationnels internes selon 2 « modes » de l’entreprise : 1- « normal » (voire « conservateur ») ; 2- « pic d’activité ».
  4. S’appliquer (parfois) une intermittence choisie plutôt que subie : par exemple, en étant précautionneux dans la « course à la croissance », et parfois laisser l’entreprise « au repos » (c’est-à-dire sur une sorte de « plateau » dans sa trajectoire de développement) plutôt que de chercher à la « surexploiter ». Le risque serait d’enclencher une phase de « mauvaise croissance » qui fragiliserait en réalité l’entreprise, de la même manière que l’on peut ingérer de bonnes ou de mauvaises sources d’énergie pour le corps13.

Concernant les accompagnateurs d’entreprises (instances publiques, banques, assureurs, fonds d’investissement…), nous suggérerions essentiellement de tenir compte de ce potentiel de Résilience et/ou du risque d’Intermittence dans leurs qualifications des entreprises, et leurs ciblages subséquents de leurs actions et offres.

Par ailleurs, nous pourrions également ouvrir une réflexion concernant les modèles financiers et d’évaluation (voire de quantification) des risques liés aux entreprises. En effet, la majorité (si ce n’est la quasi-unanimité) de ceux-ci font l’hypothèse implicite de la continuité temporelle 14, hypothèse justement au cœur de la contradiction par la théorie de l’Intermittence. Il semblerait donc que ces modèles sous-estiment fortement le risque d’Intermittence, et au contraire ne valorisent pas suffisamment le potentiel de Résilience. Nous suggèrerions donc également de les améliorer en ce sens.

Conclusion

Depuis quelques années, des travaux se multiplient pour remettre en cause des hypothèses implicites quasi-unanimement incorporées dans nos modèles d’analyse des entreprises. Nous pouvons citer notamment les extraordinaires travaux de Nassim Taleb, qui nous apprend que le modèle de la Moyenne n’est pas toujours pertinent et pourrait (souvent) être remplacé par un modèle de loi de Puissance. Nous pouvons également citer les travaux (qui ne sont pas si éloignés du point précédent) qui montrent que les modèles linéaires dans les analyses des phénomènes économiques ne sont pas pertinents dans de nombreux cas.

Ici, l’un des messages de cet article est d’insister sur le fait que nombre de nos modèles (au sens large, pas uniquement quantitatifs) ne tiennent pas compte du risque de discontinuité temporelle, et n’ont d’ailleurs bien souvent pas conscience de l’hypothèse implicite faite (de continuité temporelle). Nous appelons Risque d’Intermittence cette prise en compte de la discontinuité temporelle ; et Potentiel de Résilience la capacité de l’entreprise à « traverser la matérialisation de l’Intermittence », et à « passer à la phase de continuité suivante ».

Nous encourageons les entreprises à réduire leur exposition au risque d’Intermittence, et à accroître leur potentiel de Résilience. Mais également les « accompagnateurs des entreprises » (pouvoirs publics, banques, assureurs, fonds d’investissement…) à tenir compte de ces notions dans leur qualification des entreprises.

Notes de bas de page :

  1. Etude Bpifrance Le Lab : https://www.bpifrance.fr/A-la-une/Actualites/Les-tendances-majeures-qui-vont-transformer-l-economie-50623
  2. BtoC : entreprises vendant directement à des particuliers
  3. CPF : compte personnel de formation : https://travail-emploi.gouv.fr/formation-professionnelle/droit-a-la-formation-et-orientation-professionnelle/compte-personnel-formation Qu’est-ce que le compte personnel de formation ? Le Compte personnel de formation (CPF) permet à toute personne active, dès son entrée sur le marché du travail et jusqu’à la date à laquelle elle fait valoir l’ensemble de ses droits à la retraite, d’acquérir des droits à la formation mobilisables tout au long de sa vie professionnelle. L’ambition du Compte personnel de formation (CPF) est ainsi de contribuer, à l’initiative de la personne elle-même, au maintien de l’employabilité et à la sécurisation du parcours professionnel.
  4. Je ne dis pas que cela va se produire… Il s’agit ici d’illustrer une tendance dans le domaine économique (RH), qui a de grandes chances de continuer à s’amplifier et se diffuser à l’ensemble des domaines économiques, selon moi.
  5. BtoB : entreprises vendant directement à des entreprises
  6. Les 3 fonctions primaires de l’entreprise : cf un prochain article explicatif de cette conception alternative de l’organisation de l’entreprise.
  7. Capacité à la Plasticité / Reconfiguration : les odes actuelles à « l’Agilité » ou à la « Transformation » peuvent être vues comme des modalités inclues dans la capacité plus large de Plasticité
  8. Capacité à la Plasticité / Reconfiguration : l’illustration par la pâte à modeler est proche de la notion Antifragile développée par Nassim Taleb (et oui, encore lui… décidément !…). Néanmoins, il n’est pas dit ici que les 2 notions sont équivalentes. En effet, est Antifragile ce qui a gagné en valeur par la majorité de chocs auquel il peut être exposé ; ce qui est Plastique / Reconfigurable peut donc être Antifragile, mais ce qui est Antifragile n’est pas forcément Plastique a priori. Les 2 notions sont donc proches, mais elles ne sont pas équivalentes.
  9. Capacité de Stockage : il est intéressant de noter que dès que la crise Covid19 a semblé certaine (annonce du « 1er confinement » en mars 2020), les français ont eu largement un réflexe de stockage, en achetant en avance une « sur-quantité » de pâtes, papier toilette, etc… La « sagesse populaire » a en partie retenu la leçon donnée par la fourmi à la cigale : il est une bonne pratique de stocker ce qui est « fondamental » en prévision de temps plus durs !…
  10. Capacité de Stockage des médecins généralistes : l’on pourrait néanmoins imaginer, théoriquement, des dispositifs pour « stocker des sous-ensembles clés à la production de son offre » (à savoir des consultations ici) ; par exemple des suivis réguliers sur des points clés (sous forme de questionnaires standardisés et à distance) de la santé de certaines personnes de sa patientèle. Mais…
  11. On notera que les « circuits courts » en agriculture sont valorisés pour des raisons « RSE » (pollution des chaînes logistiques, qualité non-industrielle & risques de pesticides dangereux associés, etc…) ; mais l’on peut également voir que ce modèle permet aussi le raccourcissement temporel du cycle économique (comme son nom l’indique…), et de ce fait une plus grande capacité d’adaptation aux changements du marché versus les modèles comprenant de lourds « switching costs ».
  12. Distinctions du gouvernement français entre activités « essentielles » et « non-essentielles » : bien que cette distinction puisse sembler dans le fonds justifiée, et outre la faute de communication par le gouvernement, l’on peut aussi débattre des choix faits au sein de ces catégories : le gouvernement français, tout comme la majorité des gouvernements occidentaux, semble avoir fait un choix global de priorités pendant la gestion du Covid19 répondant tendanciellement à l’idéologie transhumaniste (« mort à la mort ») – ce que personnellement je désapprouve, mais ce n’est pas là le sujet – , que l’on peut considérer par exemple comme très éloignée de la définition de Freud d’une personne « normale ou saine » (« être normal c’est être capable d’aimer et travailler »). Ainsi, par exemple en fermant tout bonnement les restaurants pendant leur « gestion de la crise », le gouvernement français n’a pas laissé la possibilité à ceux-ci de s’adapter pour trouver des solutions. Par exemple en imposant des « cases individuelles entourées de plexiglas transparent » à des tables de 4 personnes maximum, qui auraient permis de laisser les restaurants ouverts, tout en tenant compte des principales mesures sanitaires jugées efficaces par le gouvernement.
  13. Accepter des périodes « d’intermittence choisie » (plutôt que subie) : en effet, tout comme le « jeûne intermittent » permet au corps d’améliorer sa santé par le mécanisme d’autophagie (des cellules mortes qui sont mangées par d’autres cellules du corps), ou tout comme le système traditionnel de jachère des terres agricoles permet de rendre la terre plus productive après l’avoir laissée au repos, il est probable qu’à certains moments du développement de l’entreprise, il est préférable, et plus efficace, de ne pas faire « surchauffer » l’entreprise et de la mettre « au repos » versus le contexte de « recherche de croissance », voire « course à la taille ». L’hypothèse sous-jacente est que l’entreprise « apprendrait » ainsi, tout comme d’autres organismes vivants, à s’adapter à cette période d’intermittence « raisonnée ».
  14. Remise en cause des modèles financiers et d’évaluation des risques des entreprises : l’hypothèse implicite de continuité temporelle se retrouve par exemple dans l’évaluation du risque de défaut d’une entreprise dans le cadre d’une évaluation crédit par une banque, via la notion de « through the cycle », et dont l’évaluation est basée principalement sur les éléments financiers historiques récents de l’entreprise. C’est aussi le cas des modèles de valorisation financière basés sur la notion de capitalisation continue (cf taux d’actualisation pour le calcul des VAN).

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